Yitzhak Rabin : entretien exclusif avec l'Arche
Par Yitzhak Rabin | 25 septembre 1993
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Il y a trente ans jour pour jour, le 4 novembre 1995, Yitzhak Rabin était assassiné à Tel-Aviv par un nationaliste israélien.
Dans cet entretien accordé à L’Arche en septembre 1993, quelques jours seulement après la signature des accords d’Oslo, l’ancien chef du Palmach et héros de la guerre des Six Jours retrace son parcours de soldat devenu chef d’État. Il évoque la bouleversante réunification de Jérusalem dont il a été témoin, la nécessité tragique de la guerre et le destin d’Israël dans l’histoire juive.
Deux ans plus tard, devenu symbole de la paix, Yitzhak Rabin paiera de sa vie l’audace d’avoir tendu la main à ses ennemis.

Revue de L'Arche - septembre 1993
L'Arche : Parlez-nous du début de votre engagement militaire, du moment où vous vous êtes joint au Palmah.
Itzhak Rabin : J'avais 19 ans. La personne responsable de la sécurité au kibboutz où je me préparais à aller m'établir - c'était le kibboutz Ramat Yohanan, près de Haïfa - m'a demandé si j'étais prêt à me porter volontaire. J'ai dit oui. Cela a pris quelques mois. Une quarantaine d'entre nous ont été appelés à prendre part à une opération pour assister les Britanniques qui allaient envahir la Syrie et le Liban qui étaient sous le contrôle de Vichy, en mai-juin 1941. Cela a été ma première expérience de participation à des combats qui se déroulaient sur une large échelle.
Ma première mission, avec trois autres Juifs et un Arabe, consistait à franchir les lignes des force françaises, le long de la frontière libanaise, pour parvenir à l'arrière d'un poste de commandement des forces françaises et couper toutes les lignes de communication. La mission consistait à ne pas être découvert et à ne pas entrer en confrontation avec quiconque.
Nous avions reçu des instructions des Britanniques de faire attention sur le chemin du retour, parce que c'était le moment où les forces australiennes et britanniques commençaient à manœuvrer contre les forces de Vichy. Comme nous n'avions aucune communication, ni aucune manière de nous identifier, il fallait prendre garde à elles autant qu'aux forces de Vichy, parce qu'elles ouvriraient le feu sur quiconque n'était pas identifié comme faisant partie de leurs hommes. Or nous n'étions pas en uniforme, nous étions là en tant que membres des communautés juives qui soutenaient les Britanniques pendant la Deuxième guerre. Nous sommes rentrés juste à temps à la frontière qui séparait alors la Palestine du Liban. Nous avions réussi.
Vous avez été premier ministre entre 1974 et 1977, et vous occupez à présent ce poste pour la seconde fois. Pourriez-vous comparer ces deux époques ?
Il y a des différences fondamentales. En 1974, je n'avais pas été directement élu par le peuple, ou tout au moins je n'étais pas arrivé en tête de liste: aux élections de décembre 1973, c'est Golda Meïr qui était à la tête du parti. Mais un rapport avait été demandé à une commission dirigée par M. Agranat, président de la Cour suprême d'Israël, pour éclairer les événements précédant la guerre de Kippour, et qui visait notamment à savoir jusqu'à quel point nous avions été pris par surprise. Ce qui a été mis au jour a provoqué un véritable tremblement de terre en Israël, et causé notamment les démissions du chef d'état-major, du chef du service de renseignement de l'armée, puis, plus tard, la démission de Golda Meïr. J'ai alors été élu par la coalition au pouvoir pour la remplacer.
Je n'étais entré en politique qu'après mon retour des Etats-Unis où j'avais été l'ambassadeur d'Israël. J'étais membre de la Knesset depuis six mois. Je crois que c'était sans précédent : quelqu'un qui n'a d'autre assise politique que ces six mois passés comme membre du parlement et qui devient tout à coup chef du gouvernement. Je ne manquais pas de capacité pour être premier ministre, mais je n'avais pas d'expérience politique et le premier ministre est une figure éminemment politique, qui doit connaître à fond le fonctionnement de son propre parti.
Aujourd'hui, c'est entièrement différent. J'ai dirigé le parti, j'ai ramené le parti au pouvoir, alors qu'il en avait été absent depuis quinze ans, le parti travailliste est devenu majoritaire, avec une marge supérieure à ce qu'il avait obtenu depuis 1977, par rapport au deuxième parti le plus important, le Likoud. Nous occupons 44 sièges, eux 32. Nous avons également réussi à ce que les partis de droite, alliés à l'ensemble des partis religieux, ne puissent pas former un gouvernement. Nous avons une majorité de blocage, avec des partis situés à la gauche du parti travailliste.
Aujourd'hui, après avoir passé cinq ans et demi comme membre du gouvernement, après avoir été ministre de la défense dans le gouvernement d'union nationale, je crois pouvoir dire que je suis plus mûr. Lorsque j'ai été nommé premier ministre, j'étais le plus jeune premier ministre d'Israël.
Sur le plan international, comment se compare la situation d'Israël avec ce qu'elle était il y a vingt ans ?
La place d'Israël est aujourd'hui entièrement différente. Pas de mon fait, et pas seulement du fait d'Israël. Nous vivons dans une période qui peut être appelée l'après-guerre froide. Les changements sur la scène internationale sont immenses : l'éclatement de l'Empire soviétique, la désintégration de l'Union soviétique, la crise du Golfe. De son côté, Israël s'est renforcé depuis lors. Mais fondamentalement, à cause des changements sur la scène internationale, le monde s'est ouvert à Israël. Des pays avec lesquels nous ne rêvions pas même, jadis, d'entretenir des relations diplomatiques, recherchent maintenant notre amitié. Je dirais qu'aujourd'hui le monde n'est pas contre Israël. Des pays tels que la Chine et l'Inde ont avec nous des relations amicales. Une foire agricole internationale s'est tenue en Israël, et huit cents Indiens sont venus en visite.
En ce qui concerne les pays arabes, un traité de paix a été signé avec l'Egypte. Cela a transformé fondamentalement les relations entre un pays clé du monde arabe et Israël. Cela a changé la situation stratégique d'Israël du fait que l'Egypte n'est plus parmi les pays virtuellement en guerre avec Israël. Cela modifie complètement les questions de sécurité.
Mais en outre, à la suite de la crise du Golfe, je suis persuadé qu'il y a des pays arabes qui se rendent compte que la menace ne vient pas d'Israël, mais de pays arabes voisins, ou de pays islamistes comme l'Iran.
Vous vous êtes rendu à Auschwitz. Qu'avez-vous ressenti ?
Je suis né en Palestine. J'ai été cinq ans ambassadeur d'Israël aux Etats-Unis, mais quoique j'aie beaucoup lu sur l'holocauste, je n'ai jamais fait l'expérience de vivre en tant que Juif dans la diaspora. Mais je suis Juif, j'appartiens au peuple juif, à l'histoire juive, avec ses tragédies et ses grandes réalisations. Avant d'aller à Auschwitz, j'avais visité des camps de concentration, Bergen-Belsen, Dachau, Sachsenhausen. Mais être à Auschwitz, c'est tout à fait autre chose. C'est un lieu de violence absolue, on y voit comment les Allemands ont organisé une véritable industrie de mort, comment tout était calculé mais au si, exploité, depuis les bagages des déportés jusqu'à leurs cheveux. J'ai été saisi par l'horreur. On peut comprendre des accès de haine ; mais concevoir une industrie de mort d'êtres humains sans défense, pour la seule raison qu'ils étaient Juifs, c'est insupportable.
Quel est le moment le plus important de votre carrière ?
Il est difficile de répondre d'une manière tranchée. Il y a eu de grandes émotions, il y a eu des déceptions et des moments où de grandes choses ont été accomplies. Je n'ai jamais déterminé quel a été le plus important ou le plus douloureux.
Les moments les plus bouleversants ont eu lieu pendant la guerre des Six Jours, quand nous sommes parvenus à réunifier Jérusalem. J'ai pris part, à des titres différents, aux deux guerres qui ont décidé du destin de Jérusalem. Pendant la guerre d'Indépendance, je commandais la brigade qui a combattu durant le siège de Jérusalem, et nous avons ouvert la route. Quatre-vingt mille Juifs étaient au bord de la famine, et l'eau manquait. Mais en 1948 nous n'avons pas réussi à réunifier Jérusalem sous la souveraineté israélienne.
Il a fallu attendre dix-neuf ans, et nous avons alors réussi à réunifier Jérusalem. Je me tenais là, avec Moshé Dayan et Uzi Narkiss, et je crois que c'était le moment le plus émouvant de ma vie. Qu'est-ce qu'un Juif peut espérer de plus que de faire que Jérusalem soit réunifiée, qu'elle soit la capitale du peuple juif et d'Israël, à jamais ?
Propos recueillis par Françoise Eytan


